La mémoire est sans doute l’une des principales composantes spirituelles de l’être humain. Les souvenirs les plus importants sont ceux des personnes ou des lieux qui, à un moment donné, ont pu changer notre vision du monde et, par conséquent, notre vie. Je pense que pour des centaines de personnes, notre monastère est devenu un tel lieu, et le souvenir du temps passé ici est chéri dans leurs cœurs. Le 22 août nous fêtons l’anniversaire de notre monastère. Ce jour-là, le métropolite de Minsk et de Slutsk Filaret (Vakhroméev) a béni la fondation du monastère et a tonsuré les trois premières sœurs.
Ma première visite au monastère a eu lieu en août 2008. Me voici aux vigiles, fascinée par les moniales qui, en leurs habits noirs, semblent strictes et inabordables; et moi, je me parais très petite et futile. Tout ici est inconnu pour moi: l’atmosphère, les gens, les obédiences. Qui aurait pensé que quelques mois plus tard, je me trouverai moi-même dans ces rangs!
Les souvenirs et les visages... Le père André Léméchonok, grand, apparemment sévère, mais avec un sourire caché dans sa barbe épaisse et dans son regard. Combien de fois je regarderai dans ces yeux quand je viendrai à la confession ou à l’onction. Parfois fatigués, parfois le regard pénétrant dans l’âme, mais toujours attentifs, toujours prêts à comprendre et à accepter.
Lorsqu’on regarde en arrière et qu’on parle avec d’autres sœurs, on se rend compte que beaucoup d’entre nous ont eu dans la vie quelqu’un qui a posé les fondements d’une nouvelle vie pour nous: par une conversation, par des conseils, par son mode de vie, ‒ quelqu’un qui est devenu le guide vers un monde complètement différent, un monde spirituel. Pour moi, le père André est devenu un tel guide. Je me souviens lui avoir demandé la bénédiction pour devenir postulante au monastère. J’avais déjà compris que je voulais rester ici pour toujours, et j’avais très peur de ne pas être acceptée. Le père André m’a regardée avec surprise en entendant ma demande, et, remarquant la mère higoumène qui passait par là, s’est adressé à elle: ‟Voilà une soeur qui veut rejoindre le monastère. Mère, parlez-lui”.
Cette première conversation avec l’higoumène a également été mémorable, je pense, pour le reste de ma vie. C’était la première fois que je voyais une religieuse d’aussi près, et encore moins que je lui parlais. Nous étions assises sur un banc près de l’église Sainte-Elizabeth. Je ne savais pas comment m’adresser à l’higoumène et j’essayais confusément d’expliquer que je ne pouvais plus rester dans le monde, que je voulais consacrer ma vie à Dieu, que c’était le plus important pour moi. J’ai été impressionnée par la patience et la simplicité de la mère higoumène. Elle ne m’a jamais interrompue, elle m’a seulement écoutée attentivement et a occasionnellement posé des questions. À la fin de mon monologue incohérent, l’higoumène a dit avec un soupir: ‟Je ne mettrai pas dehors celui qui vient à Moi” (cf. Jean 6 :37), et le soir du même jour on m’a installée dans une cellule et m’a mis un foulard noir sur la tête.
De quoi d’autre est-ce que je me souviens de ces premiers jours au monastère? Le chant des sœurs lors des offices – j’ai été impressionnée par son harmonie et sa mélodie. La lumineuse église Ste-Elisabeth. La mère Agrippine, ma compagne de cellule, qui a tout fait pour que je me sente moins perdue en ma nouvelle qualité. C’est elle qui m’a dit de bien fixer dans ma mémoire mon premier jour au monastère, et ce souvenir m’a vraiment aidé et m’aide toujours dans les moments difficiles, réchauffant mon âme de la lumière et de la fraîcheur des premières impressions de ces jours lointains.
Beaucoup de choses ont changé depuis. La vie ne s’arrête pas. Un monastère, ce n’est pas seulement une belle architecture, des cloches qui sonnent, la prière et le travail, bien que tout cela soit là aussi. Le plus important, ce sont les gens qui composent la communauté. C’est une famille. En famille, on se réunit et partage les joies et les peines. Une particularité de notre monastère sont les réunions – celles des moniales et des soeurs laїques. Parfois, сes réunions sont explosives, elles ‟pétillent” de tension, parfois elles réchauffent l’âme avec la douce chaleur de l’empathie, de l’acceptation, de la participation.
Nous avons une tradition selon laquelle une sœur nouvellement arrivée se présente devant la communauté lors d’une réunion monastique. Je me souviens à quel point c’était difficile pour moi de me mettre devant tout le monde et de parler de moi-même pour la première fois. Mais je n’ai pas réfléchi à mes paroles à l’avance, j’ai prononcé les mots que Dieu m’avait mis au coeur. Malgré la peur, j’ai fait confiance. À Dieu. Au père spirituel. Aux sœurs. Cette confiance m’a probablement aidé à rester au monastère.
Il existe une idée que l’essentiel est de quitter le monde et c’est tout. En fait, quand vous rejoignez un monastère, cela ne fait que commencer. C’est comme une plante transplantée: il faut du temps - parfois beaucoup de temps - et de la patience, de la capacité d’attendre et de croire, pour qu’elle prenne racine.
J’aime notre monastère. Il est beau en toute saison. En automne, lorsque les feuilles jaunissent et tombent, et que le ciel haut est bleu azur. En été, lorsque nous célébrons la deuxième Pâques ‒ le jour de la patronne du monastère, sainte Élisabeth, et des saints martyrs de la famille impériale. En hiver, avec les chutes de neige blanche. Mais un temps particulier de la vie du monastère est le printemps, le Carême. La douce pénombre de l’église, la voix calme du lecteur, la prière de saint Éphrem le Syrien. Les tonsures monastiques sont exécutées précisément durant cette période.
La prise de voile est un moment gracieux où le Christ réconforte les sœurs d’une manière particulière. Quiconque a déjà assisté à la cérémonie conviendra qu’elle est inoubliable. Le vieil homme meurt et une moniale naît, avec un nouveau nom et un nouveau destin. Désormais la vie de la sœur n’appartient qu’à Dieu, elle s’abandonne volontairement aux bras du Père qui sont les plus fort, les plus fiables, les plus tendres. Traditionnellement, les sœurs nouvellement tonsurées passent quelques jours et nuits à l’église. Qui pourrait voir ce qui se passe dans leurs coeurs pendant la tonsure et après, lors de la veillée à l’église? ‒ c’est un mystère connu seulement d’elles et de Dieu. Je peux dire une chose – c’est un sacrement qui change la personne complètement.
La vie dans un monastère est une découverte constante. En parcourant de vieux carnets personnels et des notes, en regardant des photos, on ne se cesse pas de s’étonner comment Dieu nous change. ‟On ne s’ennuie jamais avec Dieu”, a dit une sœur. Je n’ai jamais eu une vie plus complète, plus riche et plus intéressante qu’au monastère. Je peux le dire avec certitude: le monastère est ma maison. C’est notre maison.
Moniale Olga (Vélikaya)